Emanuel Bué (RTE – France)
L’interopérabilité entre réseaux signifie interconnections entre la production d’énergie et les réseaux, mais aussi avoir une idée de comment ces interconnections peuvent évoluer. Ceci est le support du Groupe de Travail d’Etudes Economiques et Scénarios (WG ESS) au Comité Technique « Echanges internationaux d’électricité » au centre des objectifs des projets Méditerranéens. Nous en parlons avec Emanuel Bué RTE – France, Organisateur du Groupe de Travail d’Etudes Economiques et Scénarios à propos des objectifs, méthode et vision que le groupe de travail nous illustrera à Algers, le prochain 24 et 25 Octobre.
Pourquoi est-il nécessaire dans le Projet Méditerranéen de développer pour une longue période des visions sur les dynamiques du système électrique ?
Les scénarios de long terme que nous établissons au sein de Med-TSO portent sur l’horizon 2030. Si cela peut sembler lointain pour les consommateurs d’électricité ou les professionnels qui souhaitent connecter au plus vite des installations de production, le secteur d’énergie est d’abord une industrie qui réclame des investissements très importants et de longue durée de vie. Par exemple, une centrale à cycle combiné gaz mise en service cette année est destinée à fonctionner au moins 40 ans. Pour les lignes et les postes électriques, ce temps est encore bien plus long.
L’évolution de la consommation d’électricité et de la production est permanente, tirée par la croissance économique et de nouveaux besoins. Le réseau électrique, dont le rôle est d’acheminer en toute sécurité l’énergie depuis les centrales jusqu’au consommateur, doit donc aussi s’adapter au fur et à mesure avec le renforcement ou le développement de nouveaux postes et lignes. Cependant, un développement à court terme conduirait à la multiplication d’investissements saturés au bout de quelques années, qu’il faudrait ensuite à nouveau renforcer. Ce serait une erreur sur le plan économique, et aussi parce que les citoyens ne comprendraient pas que l’on vienne sans cesse construire de nouvelles lignes dans leur environnement.
C’est pour ces raisons que les entreprises en charge du développement des réseaux électriques doivent avant tout construire une vision de long terme des besoins futurs de réseau, qui leur permettront de proposer des solutions durables.
Mais l’exercice est compliqué car personne ne peut prévoir exactement l’évolution de l’évolution de la consommation. Une erreur de plus ou moins 1% par an représente environ 15% d’écart en 2030. Pour la production aussi, l’incertitude est forte pour prévoir le développement de telle ou telle filière. A cela s’ajoute l’inconnue de la localisation des futures centrales de production. C’est pourquoi, on ne construit pas un mais plusieurs scénarios, quatre pour Med-TSO, qui vont chercher à représenter un ensemble d’avenirs possibles, sans qu’aucun d’eux ne soit plus ou moins probable.
Au sein de Med-TSO, nous avons construit ces scénarios pour qu’ils soient cohérents entre tous les pays. Par exemple, une croissance économique durablement élevée devrait profiter à tous. Il en est de même pour le progrès technologique dans les énergies renouvelables. Cette cohérence est essentielle pour prendre en compte les échanges d’électricité entre les pays, qui sont amenés à jouer un rôle croissant avec le développement des énergies renouvelables.
Quels sont les paramètres et les définitions qui ont été considérés et quelles sont les principales variables prises en considération ?
Les scénarios de long terme développés par Med-TSO sont construits à partir de six paramètres techniques et économiques. Le premier concerne le niveau de croissance économique et démographique, dont on sait qu’ils sont directement liés à l’évolution de la consommation d’électricité. Naturellement, ces niveaux de croissance ne peuvent pas être similaires parmi tous les pays méditerranéens, du nord au sud et de l’est à l’ouest. C’est pourquoi on ne cherche pas à retenir des valeurs communes mais à proposer trois niveaux contrastés allant de faible, moyen à fort. C’est ensuite le contexte propre à chaque pays qui conduit à déterminer les valeurs de chacun.
Le second paramètre déterminant est le développement de la production à partir d’énergies renouvelables. La difficulté ici est de proposer des trajectoires de développement qui peuvent être en rupture avec le passé , en raison de l’accélération des connaissances actuelles des énergies renouvelables, suite aux engagements des nations dans l’accord de Paris (COP 21) et la forte baisse des prix de production.
Selon les pays, les politiques nationales de réduction ou de lutte contre la hausse des émissions de CO2 de la production d’électricité peut aussi s’appuyer sur le recours aux centrales nucléaires ou à un transfert du charbon et du fioul vers le gaz naturel.
L’évolution technologique concerne aussi des domaines plus novateurs tels que le stockage, le pilotage de la consommation et les réseaux intelligents (Smart Grids).
D’autres applications consommatrices d’électricité sont également susceptibles de se développer à un rythme plus ou moins soutenu. Au sein de la région Méditerranée, ces nouveaux usages sont pour l’essentiel les transports publics électriques (train ou tram), la voiture électrique et la désalinisation de l’eau.
Le dernier paramètre pris en compte dans les scénarios de Med-TSO concerne une dimension peu visible des consommateurs particuliers d’électricité, il s’agit du niveau d’intégration des marchés de l’électricité. Cette échelle d’intégration possède trois niveaux, le marché national, régional ou global.
Est-ce qu’un rôle décisif de l’énergie renouvelable est émergé ?
La réponse est oui, sans aucun doute. Aujourd’hui le développement des énergies renouvelables à des niveaux très significatifs est un point commun des politiques énergétiques partagé partout dans le monde. Certains pays ont joué un rôle de leader, comme l’Allemagne ou l’Espagne, alors que d’autres connaissent une conversion plus tardive.
L’éolien terrestre et le solaire photovoltaïque sont des technologies dites matures, c’est-à-dire qui après avoir connu une quinzaine d’années de progrès continus, et spectaculaires, sont désormais parfaitement maîtrisées. La chance de la plupart des pays méditerranéens est de disposer de ressources exceptionnelles en termes de soleil et de vent. Chaque pays peut mettre à profit les particularités de son climat pour atteindre des prix de production extrêmement compétitifs. Du Maroc à la Jordanie, en Tunisie ou très récemment en Turquie, la mise en compétition d’investisseurs mondiaux a vu des offres dans la fourchette 30-35 €/MWh, ce qui en fait l’énergie la plus compétitive dans la région.
Signe que ces évolutions sont durables, les investisseurs accompagnent leurs offres de modalités de transfert technologique, moins pour des causes conjoncturelles que parce que les gouvernements qui lancent les appels d’offre s’inscrivent dans une vision de long terme où ces énergies renouvelables sont une partie essentielle des politiques énergétiques.
Combien est-elle centrale l’interopérabilité parmi les réseaux pour définir une vision générale du système d’approvisionnement énergétique ?
Par nature, les petits réseaux sont amenés à se connecter pour former de gros réseaux plus robustes, pour tendre vers un seul réseau complètement connecté intégrant l’Europe, les pays méditerranéens et leurs voisins. La raison première est le secours mutuel qui bénéficie à la sécurité d’alimentation de chacun. La seconde raison est économique, puisque le réseau peut aider à faire appel en priorité aux centrales de production ayant le plus faible coût de production où qu’elles se situent.
Mais au contraire, on ne souhaite pas qu’un défaut survenant sur le réseau d’un pays se propage à ses voisins et provoque un incident de très grande ampleur. Toutes ces questions techniques, les gestionnaires de réseau les ont étudiées depuis de très nombreuses années et ont défini des règles communes pour assurer l’interopérabilité des réseaux.
Cependant, le développement massif des énergies renouvelables complique le problème pour plusieurs raisons : pas de machine tournante pour synchroniser les réseaux, une production plus difficile à contrôler car dépendante des conditions climatiques, des installations très décentralisées.
Pour que le développement massif des énergies renouvelables ne se fasse pas au prix d’une dégradation de la sûreté des réseaux, les gestionnaires ont établi de nouvelles exigences techniques que l’on appelle Code de Réseau (Grid Code). En particulier, ENTSO-E, l’association des gestionnaires de réseau européens, a construit les règles techniques qui doivent accompagner les ambitions européennes sur les énergies renouvelables. Avec l’adoption de ces règles, il est fréquent en Espagne que la production éolienne et photovoltaïque dépasse 50% de la consommation, sans que la sûreté du réseau soit dégradée.
Avec le développement des énergies renouvelables, on constate aussi des échanges d’électricité entre pays voisins dont la variation d’une heure à l’autre est de plus en plus forte. C’est une conséquence de la fluctuation des productions en fonction de la météo. En Europe, on constate que les gestionnaires de réseau mettent en œuvre des mécanismes de marché et d’échange de plus en plus complexe pour toujours améliorer la fluidité des échanges.
On le voit avec ces deux questions, l’interopérabilité entre les réseaux fait partie des enjeux les plus essentiels pour que les gestionnaires de réseau soient au rendez-vous de la transition énergétique et du développement massif des énergies renouvelables.